- PATAPHYSIQUE
- PATAPHYSIQUEScience des exceptions; science des solutions imaginaires. Deux notions fondent la ’pataphysique: celle des équivalences, et le clinamen ou légère déclinaison des atomes dans leur chute. Elle s’ébauche au lycée de Rennes dans la classe de physique du professeur Hébert entre 1885 et 1888. Alfred Jarry, un des élèves, aperçoit très vite l’importance de cette découverte. À partir de 1892, à Paris, il s’emploie à la dégager de sa confusion originelle.DéfinitionsLes définitions fondamentales se lisent dans Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien , ouvrage terminé en 1898 mais dont le livre II: «Éléments de pataphysique» a été écrit beaucoup plus tôt. Jarry expose ainsi la ’pataphysique: «La pataphysique, dont l’étymologie doit s’écrire 﨎神晴 ( 猪﨎精見 精見 﨏羽靖晴見) et l’orthographe réelle ’pataphysique, précédé d’un apostrophe, afin d’éviter un facile calembour, est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d’elle-même, s’étendant aussi loin au-delà de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique. Exemple: l’épiphénomène étant souvent l’accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoiqu’on dise qu’il n’y a de science que du général. Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions... Définition: la pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.» Jarry donne l’exemple de la montre qu’on dit ronde alors qu’on lui voit de profil une figure rectangulaire étroite, et qui, vue de trois quarts, apparaît elliptique: la «réalité», quand nous la percevons, n’est que la représentation linéaire d’un de ses aspects auquel notre imagination seule prête une totalité. Dans le cas de la montre ronde, l’imagination est assez pauvre. Ceux qui pratiquent cette solution imaginaire élémentaire contestent même qu’elle en est une. Ils sont convaincus d’appréhender la réalité, et pourtant ils font de la pataphysique sans le savoir. La solution imaginaire est devenue pour eux le sens commun; elle relève du consentement universel. Aussi, pour le pataphysicien, le sens commun, les conventions, la croyance à l’objectivité sont-ils éminemment pataphysiques. Dès 1893 (Guignol , dans L’Écho de Paris ), Jarry crédite le Père Ubu de l’invention de la pataphysique, «science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir». Rien n’est plus juste: si la ’pataphysique reste innommée jusqu’au lycée de Rennes et inconnue des savants et du public jusqu’à sa révélation par Jarry, si sa doctrine n’est pas énoncée et ses règles formulées avant Faustroll , elle n’en a pas moins été pressentie et pratiquée de longue date.Le clinamenLa théorie du clinamen remonte à Épicure: l’atome, tout en se dirigeant en ligne droite vers le bas en vertu de son poids et de sa pesanteur, dévie légèrement de côté. Elle nous a été transmise par Lucrèce, par Cicéron et par Plutarque qui en tire les plus vastes conséquences: «Les stoïciens et les péripatéticiens ne pardonnent pas à Épicure d’avoir supposé, pour rendre compte des choses les plus importantes, un événement aussi petit et aussi insignifiant que la déclinaison minime d’un seul atome et cela pour introduire furtivement les astres, les êtres vivants et le hasard, et pour que notre volonté libre ne soit pas annihilée.» On présume que Jarry reçut l’enseignement du clinamen par son professeur de philosophie au lycée Henri-IV, Henri Bergson, venu trop tôt pour féliciter Épicure d’avoir osé, le premier, mettre une indétermination au centre de l’explication du monde, ce qu’Heisenberg, Planck et le prince de Broglie chercheront à traduire mathématiquement dans l’appareil de la microphysique. Indétermination dans notre connaissance et non dans l’univers pour Heisenberg, mais Jarry ne la voyait pas autrement, pour qui l’objet n’est à l’homme que ce qu’il en connaît. Ainsi le clinamen, aberrance infinitésimale – et décisive –, est au principe et au cœur de toute réalité, de toute pensée, de tout art. Et de toute science: expliquant la ’pataphysique devant un auditoire nombreux et peu averti, Boris Vian pourra affirmer qu’il n’y a que l’exception qui fasse avancer la science, et il ajoutera: «Je n’ai pas besoin de vous rappeler les exemples de Fleming, de Pasteur et de tous ces illustres savants pour que vous constatiez que la découverte se fait au moment où l’observateur remarque une anomalie. C’est l’histoire de la culture de Penicillium notatum de Fleming.»L’équivalence universelle et la conversion des contrairesLa théorie des équivalences ou, pour être précis, de l’équivalence universelle et de la conversion des contraires, a donné lieu à maint malentendu. Postuler que le vrai et le faux sont identiques, en quelque sorte stables, équilibrés, serait déplorablement improductif et, pire, ennuyeux. Ce que le pataphysicien soutient, c’est que le signe + et le signe 漣 s’annulent et se fécondent. Le concept s’éclaire d’un coup si l’on recourt à la Lettre sur les mythes de Paul Valéry qui savait comprendre Jarry et s’est comporté dans nombre de ses œuvres en pataphysicien conscient. Valéry dit: «C’est une sorte de loi absolue que partout, en tous lieux, à toute période de la civilisation, dans toute croyance, au moyen de quelque discipline que ce soit, et sous tous les rapports, le faux supporte le vrai; le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, et le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi-même engendré.» Ce texte de Valéry constitue en son entier une des plus pertinentes expressions théoriques de la ’pataphysique: «Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas? [...] Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons.» On conçoit mieux maintenant que d’Épicure à Jarry les pataphysiciens (qu’on préfère appeler patacesseurs), sans être légion, ont été de quelque poids puisqu’on peut nommer, en abrégeant, Lucrèce, Lucien de Samosate, Zénon d’Élée, Béroalde de Verville, Rabelais, Cyrano de Bergerac, Cervantès, Swift, Lichtenberg, Marcel Schwob, Lewis Carroll; ou, contemporains de Jarry, Jules Verne et Erik Satie; ou venant après lui Arthur Cravan, les Pieds Nickelés, Raymond Roussel, Marcel Duchamp, Julien Torma, Louis-Ferdinand Céline, les Marx Brothers, Borges.Pataphysique consciente et pataphysique inconscienteIl n’y a pas d’art ou de littérature pataphysique. Personne au monde, pas même un patacesseur suréminent comme Léonard de Vinci, ou deux des plus grands pataphysiciens du XXe siècle, Raymond Queneau et Boris Vian, ne peut se prétendre totalement, et à tous moments, et dans tous ses actes, pataphysicien conscient, étant admis que chacun de nous, et eux-mêmes, baignons, à longueur de temps ou le plus souvent, dans la pataphysique inconsciente. C’est pourquoi il est fréquent – et prudent – de retenir la concrétion plutôt que son géniteur ou un instant heureux d’explosion pataphysique dans la monotone procession des idées et des vanités humaines, par exemple lord Patchogue en qui s’était incarné (ou désincarné) Jacques Rigaut; Tancrède, excellent avatar de Léon-Paul Fargue; Monsieur Plume avec qui nous fait communiquer Henri Michaux; ou encore Dada. L’univers considéré dans sa réalité pataphysique se réduit bien de la sorte à des cas uniquement particuliers. Pour le pataphysicien qui ne reconnaît aucune hiérarchie des valeurs, tout est valeur. «Nul n’est plus positif que le pataphysicien; déterminé à tout placer sur le même plan, il est prêt à tout accueillir et cueillir avec même avenance» (Docteur I. L. Sandomir, Opus pataphysicum , Collège de ’pataphysique, 1959). Ni sceptique ni nihiliste, il ne nie pas l’échelle des valeurs, il la voit, elle existe: il s’en empare et l’installe dans l’imaginaire. La ’pataphysique ne paralyse ni ne stérilise. Bien au contraire.Le Collège de ’pataphysiqueUn Collège de ’pataphysique a été fondé le 11 mai 1948 (22 Palotin 75 de l’ère pataphysique qui s’ouvre le jour de la naissance d’Alfred Jarry, le 8 septembre 1873); s’y sont agrégés au fil des ans, outre Queneau, Vian, Duchamp, des peintres (Max Ernst, Miró, Man Ray, Baj, Asger Jorn), des mathématiciens (François Le Lionnais), des historiens et critiques de la littérature et du théâtre (Pascal Pia, Maurice Saillet, Jacques Lemarchand), des cinéastes (René Clair, Henri Jeanson), des explorateurs (Paul-Émile Victor), des dramaturges (Ionesco), des écrivains et des poètes (Jacques Prévert, Jean Ferry, Michel Leiris), à s’en tenir aux plus anciens. Grâce au Collège et à ses Cahiers (28 numéros de 1955 à 1957), suivis de ses Dossiers (28 numéros de 1957 à 1965), puis des Subsidia Pataphysica (28 numéros de 1965 à 1974), et particulièrement aux études personnelles de Jean-Hugues Sainmont et Latis et à leur autorité sur l’ensemble des activités de l’institution, la ’pataphysique a été considérablement approfondie en un quart de siècle. Depuis quelques années, une nouvelle génération pataphysique affine encore la doctrine et l’applique à des sujets neufs. On jugeait que la pataphysique inconsciente était la substance et la ’pataphysique consciente la science; on distinguait entre la pataphysique qu’on est et la ’pataphysique qu’on fait. Aujourd’hui, il est permis de discerner dans la ’pataphysique consciente une ’pataphysique analytique et une ’pataphysique opératoire. Si la ’pataphysique décrit, comme le veut Jarry, un univers que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place de l’univers traditionnel, alors il faut inventer ce nouvel univers qui illuminera la pataphysique de notre monde usuel. En d’autres termes, la ’pataphysique n’est pas seulement une science d’observation (ou une manière de voir d’où peut découler un comportement et même, pour les exaltés, un art de vivre); elle nous invite à utiliser toutes les techniques propres à créer des solutions imaginaires.• 1893; comp. plaisant de épi- et (mé)taphysique, pour épi-métaphysique; Jarry écrit 'pataphysique♦ Didact. et plaisant « La science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité » (Jarry). — Adj. Qui relève de la pataphysique.pataphysiquen. f. Didac., plaisant "Science des solutions imaginaires", d'après son créateur, A. Jarry.⇒PATAPHYSIQUE, subst. fém.[Mot créé par A. Jarry] ,,Science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité`` (JARRY, Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, Paris, Gallimard, 1972 [1911], p.669). Collège de Pataphysique. Institution composée d'un curateur inamovible imaginé par Jarry, un vice-curateur élu et des régents qui occupent les chaires du Collège (d'apr. ROB. 1985). Nous trouvons Jarry en face des mêmes questions qu'il essaie de résoudre par une prise de conscience de plus en plus profonde des possibilités de cette «science du particulier» et des «solutions imaginaires» que son humour a créées et qu'il a appelée «la pataphysique» (J.-H. LEVESQUE, Alfred Jarry, Paris, Seghers, 1967, p.90):• ♦ La pataphysique (...) est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d'elle-même, s'étendant aussi loin au-delà de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique. Ex.: l'épiphénomène étant souvent l'accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoiqu'on dise qu'il n'y a de science que du général. Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions et expliquera l'univers supplémentaire à celui-ci.JARRY, Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, Paris, Gallimard, 1972 [1911], p.668.— Empl. adj., p.plaisant. Extravagant et farfelu. Les admirables leçons de Leriche, au Collège de France sur la chirurgie de la douleur (...). Il va sans dire que, par ignorance, j'y perds prise sans cesse; mais le peu que j'en puis pourtant saisir et retenir est d'un tel profit! Auprès de quoi les élucubrations poétiques ou pataphysiques de X. ou Z. (pour ne nommer personne) paraissent une étrange foutaise (GIDE, Journal, 1948, p.319). Nous ne sommes pas en goguette méta ou pataphysique (ARNOUX, Double chance, 1958, p.18).Prononc.:[patafizik]. Étymol. et Hist. Av. 1907 [publ. 1911] subst. (JARRY, loc. cit.); 1948 adj. (GIDE loc. cit.). Mot créé de façon plais. par A. Jarry (1873-1907) à l'aide du préf. épi- et de métaphysique, et désignant «la science de ce qui se surajoute à la métaphysique».DÉR. Pataphysicien, -ienne, subst. Adepte de la pataphysique. Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien (titre de l'ouvrage de Jarry, supra). — [
], fém. [-
]. — 1re attest. av. 1907 [publ. 1911] (JARRY, loc. cit.); de pataphysique, suff. -ien.
pataphysique [patafizik] n. f. et adj.ÉTYM. 1911; comp. plaisant, de (méta)physique, pour épi-métaphysique; Cf. Jarry, citation.❖1 Didact., par plaisanterie :1 Un épiphénomène est ce qui se surajoute à un phénomène.La pataphysique, dont l'étymologie doit s'écrire epi (meta ta phusika) et l'orthographe réelle 'pataphysique' précédé d'une apostrophe, afin d'éviter un facile calembour, est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d'elle-même (…) La pataphysique sera surtout la science du particulier quoiqu'on dise qu'il n'y a de science que du général. Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions et expliquera l'univers supplémentaire à celui-ci (…)Définition. — La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.A. Jarry, Gestes et Opinions du docteur Faustroll, II, VIII.2 (…) le docteur Pichon (…) qui essayait de me détourner de la mythologie comme description de l'espèce humaine, pour m'enseigner conjointement la pataphysique et le jargon des salles de garde.Aragon, Blanche…, I, II, p. 27.♦ Le Collège de pataphysique : institution dirigée par un « curateur inamovible » imaginé par Jarry (le docteur Faustroll), un vice-curateur élu et composée de régents qui occupent les chaires du Collège.♦ Adj. Qui relève de la pataphysique.3 Ce que certains s'obstinent à nommer « réalité » n'est, lorsque nous la percevons, que la représentation linéaire d'un de ses aspects auquel seule notre imagination prête une totalité (…) Ceux qui pratiquent cette solution imaginaire élémentaire iraient même jusqu'à nier qu'elle en soit une (imagination). Ils sont convaincus de saisir, voire de « posséder » la réalité, alors qu'ils font de la pataphysique sans le savoir (…) Et c'est pourquoi le sens commun, les conventions, la croyance à l'objectivité (…) sont éminemment pataphysiques.4 (…) les ombres augustes des « patacesseurs », auteurs qui sont morts trop tôt pour faire partie du Collège, mais dont les œuvres sont déjà consciemment pataphysiques.2 Relatif à des connaissances bizarres, extravagantes. || « Les élucubrations poétiques ou pataphysiques de X et Y » (Gide).❖DÉR. Pataphysicien.
Encyclopédie Universelle. 2012.